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À onze heures
moins vingt, le matin du 20 juillet, elle sortit en trottinant sur sa véranda avec sa tasse de café et sa tartine de pain grillé, comme elle le faisait chaque fois que le thermomètre Coca-Cola posé sur l’appui de la fenêtre marquait plus de dix degrés. C’était un bel été, le plus bel été dont mère Abigaël pouvait se souvenir depuis 1955, l’année où sa mère était morte au bel âge de quatre-vingt-treize ans. Dommage qu’il n’y ait personne avec elle pour en profiter, pensa-t-elle en s’asseyant avec précaution dans son fauteuil à bascule. Mais les autres auraient-ils vraiment apprécié une si belle journée ?
Certains, sans doute ; les amoureux et les vieillards dont les os se souviennent si bien de la morsure mortelle de l’hiver. Mais la plupart des jeunes et des vieux avaient disparu. Et la plupart des autres aussi. Dieu avait durement châtié la race humaine.
D’autres auraient sûrement contesté ce terrible jugement, mais pas mère Abigaël. Il l’avait fait une fois par l’eau, et Il le ferait un jour par le feu. Elle n’avait pas à juger des actes de Dieu, bien qu’elle eût préféré qu’Il ne place pas la coupe devant ses lèvres. Mais quand il s’agissait du jugement elle se contentait de la réponse que Dieu avait donnée à Moïse devant le buisson ardent quand Moïse avait cru bon de lui poser la question. Qui êtes-vous ? demande Moïse, et Dieu lui répond tout tranquillement du buisson : Je suis qui JE
SUIS. Autrement dit, Moïse, arrête de tourner autour de ce buisson et remue un peu ton vieux derrière.
Elle poussa un petit rire chevrotant, pencha la tête et trempa sa tartine dans son café pour bien la ramollir. Il y avait seize ans qu’elle avait dit adieu à sa dernière dent. Elle était sortie sans une dent du sein de sa mère et c’est sans une dent qu’elle irait dans sa tombe. Molly, son arrière-petite-fille, et son mari lui avaient donné un dentier à la fête des mères, un an plus tard, l’année de ses quatre-vingt-treize ans. Mais il lui faisait mal aux gencives et elle ne le mettait plus que lorsqu’elle savait que Molly et Jim allaient venir la voir. Elle le sortait alors de sa boîte, dans le tiroir de la commode, le rinçait soigneusement et le mettait dans sa bouche. Et si elle avait le temps, avant que Molly et Jim n’arrivent, elle se faisait des grimaces dans le miroir constellé de chiures de mouches de la cuisine, grognait en montrant toutes ses grosses fausses dents blanches, éclatait de rire en se voyant. Elle avait l’impression de ressembler à un gros alligator tout noir.
Elle était vieille, elle n’avait plus beaucoup de force, mais elle avait conservé toute sa tête. Abigaël Freemantle, c’était son nom, était née en 1882. L’acte de naissance était là pour le prouver. Ah oui, elle en avait vu des choses depuis qu’elle était sur terre, mais rien de pareil à ce qui s’était passé depuis un mois à peu près. Non, elle n’avait jamais vu rien de pareil. Et son heure était venue maintenant, l’heure de faire quelque chose. L’idée ne lui plaisait pas du tout. Elle était vieille. Elle voulait se reposer, jouir du passage des saisons jusqu’à ce que Dieu se fatigue de la voir trottiner toute la sainte journée et décide de la rappeler dans sa maison de gloire. Mais à quoi bon discuter avec Dieu ? Il vous répondait simplement Je suis qui JE SUIS, point final. Quand Son propre Fils l’avait supplié d’écarter cette coupe de Ses lèvres Dieu n’avait même pas répondu… alors elle… une pécheresse comme les autres, voilà ce qu’elle était, et la nuit, quand le vent se levait et soufflait à travers le maïs, elle avait peur de penser que Dieu avait regardé ce petit bébé qui sortait d’entre les cuisses de sa mère au début de 1882 et qu’Il S’était dit : Je vais la laisser là un bon petit bout de temps. Elle a du travail à faire en 1990, un joli petit tas de feuilles de calendrier que ça va faire.
Son temps ici, à Hemingford Home, touchait à sa fin et sa dernière saison de travail l’attendait à l’ouest, près des montagnes Rocheuses. Il avait dit à Moïse de gravir la montagne et à Noé de construire son arche ; Il avait envoyé Son propre Fils se faire crucifier sur l’Arbre de douleur. Alors qu’est-ce que ça pouvait bien Lui faire si Abby Freemantle avait affreusement peur de l’homme sans visage, de celui qui hantait ses rêves ?
Elle ne l’avait jamais vu ; mais elle n’avait pas besoin de le voir. C’était une ombre qui traversait le maïs à l’heure de midi, une poche d’air froid, un corbeau perché sur le fil du téléphone. Sa voix l’appelait dans tous les sons qui l’avaient toujours terrifiée – tout bas, c’était le tic d’une vrillette (la petite bestiole qu’on appelait aussi l’horloge de la mort) sous l’escalier, qui lui disait qu’un être cher allait bientôt mourir ; très fort, c’était le tonnerre dans l’après-midi le tonnerre venu de l’ouest qui grondait parmi les nuages comme une marmite infernale. Parfois, il n’y avait pas de bruit du tout, seulement le vent de nuit qui froissait les feuilles de maïs, mais elle savait qu’il était là, et c’était ça le pire, car alors l’homme sans visage lui paraissait à peine moins fort que Dieu Lui-même ; et elle avait l’impression qu’elle aurait pu toucher l’ange noir qui avait survolé silencieusement l’Égypte, tuant les premiers-nés de chaque maison dont la porte n’avait pas été marquée de sang. C’était surtout cela qui lui faisait peur. Elle redevenait toute petite dans sa terreur et savait que, si d’autres le connaissaient et avaient peur de lui, elle seule connaissait la véritable mesure de son terrible pouvoir.
– Belle journée, dit-elle en enfournant ce qui restait de sa tartine.
Puis elle se balança dans son fauteuil en sirotant son café. Aucune partie de son corps ne lui faisait particulièrement mal et elle fit une brève prière pour remercier Dieu de ce qu’il lui avait donné. Dieu est grand, Dieu est bon ; même un petit enfant pouvait apprendre ces mots qui renfermaient la totalité du monde, tout ce que le monde avait de bon et de mauvais.
– Dieu est grand, dit mère Abigaël, Dieu est bon. Merci pour le soleil. Pour le café. Pour m’avoir permis d’aller à la selle hier soir, Vous aviez raison, une poignée de dattes, et le tour était joué, mais mon Dieu, comme je n’aime pas les dattes ! Est-ce que je vous aime ? Dieu est grand…
Elle avait presque terminé son café. Elle posa la tasse et continua à se balancer, le visage tourné vers le ciel comme un étrange rocher vivant, sillonné de veines de charbon. Elle s’assoupit, puis s’endormit. Son cœur, dont les parois étaient maintenant presque aussi fines que du papier de soie, battait sans se presser, comme il le faisait chaque minute depuis 39 630 jours. Comme un bébé dans son berceau, vous auriez dû poser la main sur sa poitrine pour être sûr qu’elle respirait vraiment.
Mais son sourire n’avait pas quitté ses lèvres.